La difficulté à être "autre". Attirances et résistances au "déplacement"

Dans les mythes, la malédiction est souvent associée à un déplacement originel, un bannissement ou la perte d’un âge d’or. Les sciences sociales ont d’ailleurs participé à cette représentation, en liant presque systématiquement souffrance et migration. C’est devenu un cliché sociologique de décrire la « perte » migratoire, perte des origines, perte des repères, etc et avec elle la perte identitaire qui en résulte. Si la migration est présentée comme telle, c’est surtout parce qu’elle prive celui qui y est exposé du contexte culturel « étayant » auquel il aurait pu prétendre pour l’exposer aux dynamiques « altérantes » de l’inconnu. Le déplacement peut d’ailleurs s’opérer à une échelle moindre, celle d’une région, d’un village. De fait, en France, dans le monde rural, c’est toujours le cadet qui part fonder une autre entreprise, souvent un commerce, car il ne dispose pas d’assez d’argent pour s’acheter une ferme. Dans la famille africaine, la répartition est également très inégalitaire et je connais personnellement nombre d’amis africains qui ont émigré dans un contexte de concurrence fraternelle. « L’aîné peut prétendre à toutes les richesses, les cadets n’ont rien » m’a dit un jour l’un d’eux, clandestin, hébergé en France par son oncle[1]. Comme l’affirment Martine SEGALEN et Georges RAVIS-GIORDANI :

« le thème du cadet est donc un riche révélateur des relations sociales, qui aide à mieux découvrir la géographie des règles et des pratiques. Il est tout à fois martyr et héros, homme de l’entre-deux, bâtard et homme de tous les possibles. » (p.13)

 

       Des analyses littéraires récentes portant sur les récits familiaux (Philippe LEJEUNE) tendent à montrer que le roman d’apprentissage met souvent en scène le frère (ou la sœur) cadet. Il est intéressant de constater que dans la plupart de ces « romans de cadets », la dynamique d’apprentissage vient renforcer le désir d’être autre, qu’elle le nourrit autant qu’elle s’en nourrit. Mais l’argument économique ou la place dans la fratrie ne sont sûrement pas les seules à pouvoir expliquer ce désir, cette tentation « exo-culturelle ». Nombres de cultures exigent énormément de l’enfant, de l’adolescent, à tel point que l’espoir peut se faire jour pour les plus mal lotis d’expérimenter une « autre vie » ailleurs, à l’étranger. Dans son livre les Rêveurs du Ghetto, Israël ZANGWILL nous conte l’histoire d’un enfant juif habitant le ghetto de Venise, attiré par les mirages du monde interdit et notamment par la statue en marbre d’une jeune fille au drapé tombant « qui le contemplait d’un œil serein ». J’y vois pour ma part la révélation d’une triple (trine) dimension du désir. Désir ouranien de sortir, de s’échapper (altérité géographique), désir chtonien de connaître la femme (altérité sexuelle), désir existentiel et exogamique (altérité ethnique), espoirs trois fois altérants dont on peut penser qu’ils convergent dans un même espoir biographique d’accéder à une autre vie, élan vers une destinée non (com-) promise par le « jeu culturel ».

       Le structuralisme n’est d’ailleurs pas resté insensible à cet aspect aliénant de l’endoculturation. Pour évoquer le déterminisme culturel qui soumet tout individu, LEVI-STRAUSS utilise la métaphore du jeu de cartes.

« L’homme est pareil au joueur prenant en main, quand il s’attable, ces cartes que l’on n’a  pas inventées, puisque le jeu de cartes est un donné de l’histoire et la civilisation[…] Chaque répartition des cartes résulte d’une distinction contingente entre les joueurs et elle se fait à leur insu. Il y a des donnes qui sont subies, mais que chaque société comme chaque joueur interprète dans les termes de plusieurs systèmes, qui peuvent être communs ou particuliers : règles d’un jeu ou règles d’une tactique. Et l’on sait bien qu’avec la même donne, des joueurs différents ne fourniront pas la même partie, bien qu’ils ne puissent, contraints aussi par les règles, avec une donne quelconque, fournir n’importe quelle partie. » (1958)

 

       On serait tenté de continuer l’analogie et de dire que le « migrateur » est celui qui, ayant compris que son jeu était mauvais, préfère tenter sa chance à une autre table ou à un autre jeu. Nous pourrions aller encore plus loin en disant que celui qui n’a pu être initié par sa lignée n’a d’autre choix que d’être initié par une autre. A travers un exil recherché mais parfois subi, ne lit-on pas en filigrane l’espoir d’une initiation rendue impossible et vainement espérée ? C’est bien la recherche d’une exo-culturation, véritable choix existentiel, qui me semble être au cœur de ce que j’appellerais le « romanesque » du projet migratoire. Tout roman contient plus ou moins en substance cet élément fondamental : une alternative existentielle à un destin socialement ou culturellement sur- ou sous-déterminé (tout dépend de la perspective dans laquelle on se place). En ce sens, il est presque toujours un roman d’apprentissage, plus exactement le roman d’apprentissage peut être considéré comme l’archétype même du roman. La plupart des romans d’apprentissage du XIXème siècle sont des romans migratoires. Sans vouloir être exhaustif, on peut citer évidemment Thomas HARDY (Jude l’Obscur, Tess), Arthur Symons (Esther Kahn) ou même Victor HUGO (L’Homme qui rit) ; les auteurs contemporains comme Annie ERNAUX, Inès CAGNATI, Sylvie CASTER, Sylvie GERMAIN ou encore Nathalie SARRAUTE, avec une forme de récit proche de l’autobiographie, n’échappent pas à cette tendance forte.

 

       A l’inverse de ce désir migratoire d’altérité, volonté de traverser et de transcender les espaces géographiques, sociaux ou culturels, la sidération apparaît comme l’impossibilité pour l’individu d’échapper à la place qui lui est assignée par le groupe social. La sidération est en quelque sorte une anti-migration ou plus exactement une migration en et vers soi-même. On ne cherche plus à jouer ailleurs ou à autre chose, on se retire du jeu (du je).

       Mais celui ou celle qui transgresse ou s’affranchit des principes séculaires de la sédentarisation n’échappe pas non plus tout à fait à la « sidération intérieure ». S’étant volontairement acculturé, il (ou elle) ressent un manque et éprouve parfois la nécessité de s’adonner à d’autres règles sociales ou culturelles. Le héros de Thomas HARDY, Jude, pense pouvoir échapper à la fatalité rurale par les études et les livres. Tess, de son côté espère pouvoir contourner son destin social. De même, le récit autobiographique que livre John MAC GAHERN dans L’Obscur sur son adolescence nous montre que la volonté de sortir de la violence et de la maltraitance incestueuse du père se heurte constamment à la difficulté d’intégrer d’autres normes, d’autres valeurs. Dans Martin Eden, autre roman à résonance autobiographique, le héros ne trouve pas sa place parmi la bourgeoisie qu’il en vient à fréquenter après avoir sauvé un bourgeois de la noyade et dans laquelle il trouve l’expression de son désir libidinal d’acculturation et d’ascension sociale[2]. Alors qu’il a enfin réussi à s’affranchir de sa condition de marin pour atteindre celle de romancier, par une sorte de retournement symbolique, il finit par sauter dans l’océan obscur lors d’une croisière – métaphorisant le trajet social en tant que voyage impossible.

       Nous avons déjà montré dans un chapitre précédent les liens indéfectibles qui existent entre l’Idiot et le régime nocturne de l’Obscur. L’idiotie, dans sa dimension existentielle, me semble renvoyer précisément à cet en-deça de nous-même, à l’impossible voyage, qui ne sait pas être l’absence d’un fils ou d’une fille partis pour des contrées inconnues et lointaines, stimulant l’imaginaire de ceux qui sont restés et provoquant parfois l’envie, mais qui se contente d’une non-présence, disparition intérieure de la personne derrière le trompe-l’œil du corps inhabité, comme chez l’enfant mutique.

       Zerdalia DAHOUN a longuement étudié le rapport entre mutisme et résistance active à l’acculturation, le silence en tant que frontière psychique, même si dans son propos, c’est essentiellement la dimension de la douleur migratoire qui est présente, c’est-à-dire l’impossible voyage de retour… On peut y voir un lien avec les analyses de Sélim ABOU sur l’aporie migratoire et la difficulté à se trouver à la fois dans et hors la culture.

       Ce qui tend à montrer que lorsque la distance existentielle devient trop grande entre la situation de départ et la situation d’arrivée, que des liens n’ont pas pu être tissés entre l’ici-présent et l’ailleurs-passé, le risque existe d’assister à une disparition de « l’être–présent », ou si l’on préfère à un effacement plus ou moins marqué de la dimension « présentielle » de la personne. Ceci recoupe et précise notre analyse ethnologique concernant la distance entre le contexte familial d’éducation et le contexte scolaire d’apprentissage.

 

       Si la migration est structurellement vectrice d’une perte partielle de l’identité, de repères ethno-linguistiques, bref d’acculturation, nous avons vu qu’elle pouvait être également source d’apprentissages divers, plus ou moins conscients et désirés, d’investissement romanesque[3].

       Nous avons eu l’occasion dans le chapitre précédent d’évoquer les difficultés auxquelles sont confrontés les enfants et les adolescents dans le domaine de la permanence de l’identité. Nous avons vu par ailleurs que l’apprentissage peut être à l’origine de perturbations dans la mesure où il remet partiellement en cause le continuum des valeurs et des modes de pensée du groupe d’appartenance. Parallèlement, par la fonction « enculturante » qui est la sienne, l’enseignement dispensé à l’école a tendance à véhiculer des codes comportementaux parfois incompatibles (on l’a vu avec l’affaire du « voile islamique») avec le modèle culturel en vigueur dans le groupe familial. Pour échapper au conflit entre l’école et la famille, ou à la discorde avec les pairs, l’enfant peut être alors tenté de se retirer du jeu social, estimant qu’il a trop à perdre de l’altération scolaire et pas grand chose à y gagner compte tenu du « degré de liberté » qui est le sien. En fonction de ces analyses, nous pouvons à présent définir comme degré de liberté au sens quasi physique du terme la permission qu’a un individu ou un ensemble d’individus :

a)      d’être en contact avec des éléments extérieurs au groupe d’appartenance ;

b)     d’intégrer des codes et des comportements sociaux différents des siens ;

c)     de considérer ces éléments d’acculturation comme un apport[4].

       De ce point de vue, la question de la religion, si elle est emblématique, n’est pas forcément la source de friction principale. Elle a été souvent utilisée comme point d’achoppement entre une idéologie laïque et un engagement confessionnel. Mais l’expérience montre que, même dans des quartiers fortement islamisés, la reconnaissance de l’identité religieuse est plutôt un élément facilitateur.

       La participation aux activités non obligatoires est davantage problématique, notamment en ce qui concerne les sorties extrascolaires[5]. Mais même lorsque la sortie est autorisée, l’interdiction ou l’angoisse parentale continuent de peser :  l’enfant manifeste de l’anxiété ou de la mauvaise volonté, comme si la non participation plus ou moins ostentatoire permettait de résoudre l’interdit parental intériorisé[6].

       Même lorsque l’enfant ou l’adolescent a un désir profond de s’intégrer au modèle dominant, la situation n’est pas forcément plus facile. Il peut avoir le sentiment d’avoir sa place et d’être apprécié par le groupe-dominant tout en continuant à être rejeté de certains espaces ou moments sociaux  (ne pas être invité aux anniversaires, par exemple). Ce phénomène de mimétisme social (ABOU, 1981) montre d’ailleurs que l’espace des pairs ne se limite pas au groupe classe et qu’il dépasse presque toujours le cadre de l’école. Les enfants d’un même groupe scolaire peuvent se rencontrer lors d’activités culturelles ou sportives dont les enfants migrants ou appartenant à des milieux défavorisés sont souvent privés. Au mieux, ces derniers fréquentent le centre de loisirs, qui ne présente pas les mêmes caractéristiques de sociabilité que les appartements ou les lieux culturels. Il existe bien sûr des exceptions, mais on compte généralement dans les classes spécialisées peu d’enfants fréquentant les structures culturelles de quartier, mis à part les foyers et certaines associations de soutien scolaire (Maison des Copains de la Villette, Espace 19, Respect, …) ou de promotion culturelle. En outre, malgré la compétence réelle des animateurs, le centre de loisirs est souvent investi comme une « garderie ».

       Lorsque l’enfant dispose dans le groupe d’un pair de culture et/ou de milieu social similaire ou proche, il est très important de ne pas séparer ces paires ou trios de sociabilité, dont l’ancrage se retrouve bien souvent au niveau parental avec échange de services, de gardes d’enfants par exemple. Dans l’un des CE1 où j’interviens, deux familles sont ainsi très liées et la relation entre les enfants très forte, presque gémellaire. L’étayage mutuel que s’apportent l’un et l’autre leur permet de surmonter une angoisse bien réelle face au savoir.

       En revanche, dans certains cas, la relation entre pairs-référents peut d’ailleurs devenir quasi fusionnelle et presque entraver le processus d’apprentissage. Ainsi Djenaba, qui m’est signalée dès le CP pour son comportement de refus associé à des difficultés d’apprentissage certaines et qui dès la première séance, cherche à déstabiliser les autres mais continue néanmoins à rechercher dans le groupe d’adaptation sa cousine avec laquelle elle a possibilité de fusionner. A tel point que je décide de la faire sortir du groupe en attendant qu’elle parvienne à canaliser son agressivité. Quelques mois plus tard elle m’interpelle et me demande quand elle réintègrera le groupe. Je lui demande alors pourquoi elle a toujours ce comportement dans le groupe d’adaptation et si elle se rend compte que ce comportement perturbe les autres. Elle a alors cette réponse désarmante : « Parce que tu m’énerves trop ». Comme si la tension, trop forte, de l’apprentissage, ne lui permettait pas d’affronter seule les contraintes identitaires qui en résultent.



[1] En ce qui concerne la condition des cadets, on pourra consulter l’ouvrage dirigé par Martine SEGALEN et Georges RAVIS-GIORDANI, Les Cadets, CNRS Editions, 1994.

[2] Sélim ABOU insiste sur le lien idiosyncrasique qui existe entre migration et désir exogamique. La recherche compulsive de partenaires sexuels renvoie ici à l’érotisme de l’altérité, qui prend l’aspect (du moins dans son analyse) d’une recherche aporétique.

[3] Dans l’idée freudienne de roman familial, il y a bien sûr le fantasme d’une origine biologique autre, mais aussi, et cet élément n’est pas assez souligné, le désir d’un autre destin.

[4] « Ils perçoivent vaguement dans cette ouverture le principe d’un enrichissement culturel, mais ils ne cherchent pas à analyser cette intuition. », Sélim ABOU, op. cit. p. 72

[5] Rappelons que l’absence de participation financière à une sortie ne peut être prétexte à consigner l’enfant. Une circulaire récente a rappelé que tous les élèves d’une classe doivent participer aux sorties programmées sauf en cas d’opposition formulée par écrit par les parents.

[6] C’est l’exemple de Karima, qui, durant la classe de nature, se réfugie dix jours durant dans un quasi mutisme, refusant d’adresser la parole aux animateurs ou au maître. Ce n’est que vers la fin du séjour qu’elle parvient à se déprendre de ce comportement d’isolement pour participer pleinement aux activités.

 

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